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Full text of "La Science des religions et l'islamisme, deux conférences faites le 19 et le 26 mars 1886, à l'École des hautes-études"

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SCIENCE DES RELIGIONS 

ET L'ISLAMISME 







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SCIENCE DES RELIGIONS 

ET L'ISLAMISMjT 



DEUX CONFERENCES 4s«^."'-~ 

Faites le i <) et le 26 mars iSSij. à l'Écble 
des Hautes-Études (section des sciences religieuses ) 




HARTWIG DEREN BOURG 

Directeur adjoint à l'Ecole des Hautes- Etudes 
[section des sciences religieuses) 

<*' <A 

va ■*■ / 

PARIS 

ERNEST LER tJ X , EDI T E U R 

2&, RUE BONAI'AKTE, 2^ 
l886 









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LA 



SCIENCE DES RELIGIONS 



L'ISLAM ISM E 



Messieurs, 



#j|t| L y a . dkse P l ans P™sque jour 
p^hrî-A, pour jour qu'en mars 1869 je dé- 
butais dans l'enseignement de l'arabe pat- 
une leçon d'ouverture sur la composition 
du Coran ». Par une mesure très libérale 



1. Cette leçon a paru dans la Revue des cours 
littéraires du 17 avril 18G9, p, :ii2-3i8. 



LA SCIEN'CE DES HEI.IG10NS 



de M. Duruy, alors ministre de l'instruc- 
tion publique, les salles Gerson, aujour- 
d'hui annexées à, la Faculté des lettres, 
dont les cadres se sont tellement élargis 
dans ces dernières années, avaient été ou- 
vertes à un certain nombre de cours libres, 
indépendants les uns des autres, où quel- 
ques vétérans faisaient un dernier effort 
pour démontrer leur supériorité sur leurs 
émules officiels, où de nouvelles recrues 
allaient bravement au feu pour conquérir 
leurs chevrons. 

Nous étions en vacances, lorsque corn • 
mença le siège de Paris; on nous y main- 
tint indéfiniment. L'initiative de M. Du- 
ruy et de son éminent collaborateur, 
M. Dumesnil, après avoir réussi au-delà 
de leurs espérances, n'eut pas de lende- 
main. Nous ne figurions pour aucune 
somme, si minime qu'elle fût, au budget. 
Aucun ministre n'avait intérêt à plaider 
notre cause. Les anciens d'entre nous, 
condamnés de nouveau au silence, se ré- 
signèrent; les jeunes, pleins de foi dans 
l'avenir, se mirent à chercher un toit 



ET L ISLAMISME 



moins chancelant qui leur offrît un abri 
moins provisoire. 

Dix ans plus tard, quatre épaves de ce 
naufrage, successivement recueillies par 
l'Ecole spéciale des langues orientales, se 
trouvaient de nouveau réunies après avoir 
été longtemps séparées. M. le comte Klecz- 
kowski, qui vient de mourir, a bi illam 
ment couronné sa carrière de diplomate 
par ses succès dans l'enseignement du chi- 
nois; M. le baron Des Michels a conquis 
une légitime autorité tant par ses publica- 
tions que par son cours d'annamite ; 
M. Louis Léger, qui nous a quittés l'an 
dernier pour devenir professeur au Col- 
lège de France, nous est du moins resté 
comme professeur honoraire; enfin on 
m'a confié la chaire d'arabe littéral, si bril- 
lamment remplie par l'illustre Silvestre 
de Sacy de 1796 à 1 838, supprimée en 
1868, un an après la mort de son succes- 
seur, M. Reinaud. 

Les circonstances me ramènent aujour- 
d'hui, après tant d'années, au sujet que 
j'avais choisi spontanément lors de mon 






LA SCIENCE DES RELIGIONS 



entrée dans la carrière. Depuis lors, dans 
aucun de mes cours, je n'avais repris le 
Coran comme texte d'explication. Pour 
être absolument sincère avec vous et avec 
moi-même, au risque peut-être de vous 
effrayer d'avance, je ne vous cacherai pas 
le motif de cette exclusion prolongée : il 
me semblait que, dans des conférences 
aussi suivies que les nôtres, où le tour de 
parole est aussi espacé pour chacun, le 
Coran passerait pour un texte vraiment 
par trop austère, non pas pour celui qui ex- 
plique, car celui-là est toujours préoccupé 
d'assurer sa marche, mais pour ceux qui 
écoutent et qu'il s'agit d'intéresser afin 
de les tenir en haleine. 

Il faut avouer qu'il y a dans le Coran 
au moins les deux tiers des sourates ^'est 
ainsi qu'on nomme les cent quatorze cha- 
pitres dont il se compose) qui sont rem- 
plies d'apostrophes banales, d'attaques 
contre les religions autres que l'isla- 
misme, de mouvements de colère et d'im- 
patience contre le sort, de bulletins de ba- 
taille, de morceaux écrits dans un stvle 






ET l/ISLAMISME 



5 



très négligea l'époque où le Prophète, dé- 
couragé parles luttes qu'il avait eu à sou- 
tenir, semblait ne plus croire lui même à 
sa mission. 

Si, pourtant, je me suis décidé à renou- 
veler la tentative, c'est que je la reprends 
dans des conditions bien autrement favo- 
rables. A ce moment-là, j'étais réduit à 
considérer comme une bonne fortune un 
auditoire presque uniquement composé 
d'amateurs. Si j'avais demandé à un seul 
d'entre eux s'il était préparé, le vide se se- 
rait immédiatement fait autour de ma 
chaire. Leur assiduité était la récompense 
de ma discrétion. Je cherchais à les dis- 
traire pour ne pas les perdre. Je leur ai 
gardé une profonde reconnaissance de leur 
bonne volonté persistante; ils assistaient à 
peu près régulièrement à mon cours et ju- 
geaient de mes progrès, tandis que je pou- 
vais seulement constater leur présence. 
Nous aurions pu nous donner réciproque- 
ment un certificat d'exactitude, j'aurais 
été hors d'état de décerner à aucun d'eux 
un diplôme. 






LA SCIENCE DES RELIGIONS 



Le zèle avec lequel vous avez répondu 
cette fois encore à mon appel est la meil- 
leure preuve que je ne m'agile plus dans 
le vide. 11 y a entre nous, Messieurs, un 
contrat librement consenti, qui nous unit, 
sans que nous ayons jamais eu besoin 
ni d'en discuter, ni d'en formuler les clau- 
ses. De mon côté, je cherche à disposer les 
faces diverses de mon enseignement, en 
m'inspirant de vos intérêts les mieux en- 
tendus; quant à vous, vous m'apportez 
le concours de votre attention la plus sou- 
tenue, de votre collaboration la plus per- 
sévérante La tâche du professeur est sin- 
gulièrement allégée lorsqu'il connaît la 
composition de son auditoire et qu'il peut 
ajuster son cours au niveau de ceux aux- 
quels il s'adresse. Je me sens rassuré en 
face d'élèves que j'ai pratiqués depuis 
longtemps, que je sais imprégnés de l'es- 
prit scientifique, et qui rivaliseront avec 
moi d'ardeur dans le nouveau champ ou- 
vert à leur activité, la connaissance de l'is- 
lamisme et du Coran. 

Dés notre prochaine conférence je vous 



ET L ISLAMISME 



rendrai la parole, nous reprendrons noire 
échange d'idées, et je me contenterai, 
comme à l'ordinaire, de diriger la marche 
et l'ordre de vos discussions. Pour cette 
fois, je vous demanderai la permission de 
vous exposer dans quelle mesure ce cours 
complétera le cycle des études pour les- 
quelles vous voulez bien me considérer 
comme un de vos guides. S'il faisait dou- 
ble emploi avec ce qui existe déjà ailleurs, 
qu'aurions nous besoin, moi de le l'aire, 
vous de le suivre? Il importe donc de 
tracer de prime abord, avec exactitude, la 
ligne de démarcation qui sépare cet en- 
seignement nouveau des terrains limitro- 
phes; il importe de justifier la nécessité ou 
au moins 1 utilité de ce nouveau rouage, 
dont nous allons expérimenter ensemble 
les ressorts et le jeu. 

De tels prolégomènes, je me suis cru en 
droit de les supprimer, lorsque je pouvais 
prendre comme modèles des prédécesseurs 
tels que Silvestre de Saey, Mac Guckin de 
Slane et Stanislas Guyaid. Si je n'ai pas 
été directement l'élève de Silvestre de 






3 LA SCIENCE DES RELIGIONS 

Sacy, j'ai eu l'honneur d'être initié à la 
méthode du maître par un de ses meil- 
leurs élèves, par le continuateur de sa 
tradition, par l'annotateur et le réviseur 
de sa Grammaire arabe. Avant que je 
l'aie nommé, vous avez reconnu à ces 
traits le patriarche des études orientales 
en Europe, l'éditeur du Baidâwî, M. le 
professeur Fleischer. 

La voie lumineuse, où je n'avais qu'à 
m'engager à la suite de ces hommes émi- 
nents pour étudier à leur exemple l'his- 
toire, la littérature, la langue des Arabes, 
présente une solution de continuité à l'en- 
droit oh elle m'aurait éclairé sur la route 
à suivre pour vous faire connaître l'isla- 
misme et les religions de l'Arabie. Telle 
est la double rubrique de ce cours. Nous 
réaliserons la seconde partie du pro- 
gramme qui lui a été assigné par une 
classification raisonnée des divinités de 
l'Arabie méridionale d'après les inscrip- 
tions sabéenneset himyarites. En recons- 
tituant ce panthéon d'après les documents 
originaux, gravés sur la pierre ou sur le 



ET I. ISLAMISME 



bronze, nous aiderons pour notre faible 
part à la grande œuvre du Corpus ins- 
criptionumsemiticarum, monument qu'est 

en train d'élever l'Académie des inscrip- 
tions et belles-lettres '. 

La moisson que rapporteront à la 
science des religions nos recherches épi- 
graphiques, ne risque pas d'être confon- 
due avec les résultats de nos autres tra- 
vaux. Aussi ne vous parlerai-je aujourd'hui 
que de l'islamisme et de la place que les 
études sur cette religion méritent d'occu- 
per dans notre enseignement national. 

L'Ecole où ce nouveau cours est inau- 
guré, a elle-même besoin de conquérir 
son droit de cité parmi les Ecoles spécia- 
les qui font de Paris un si remarquable 
centre d'instruction. Pour ma part, je 
crois à sa prospérité et à son influence si 
elle les mérite par la sincérité et la sagesse 
de ceux qui seront appelés à y prendre la 



I 



|. Truis fascicules de la section phénicienne 
ont paru, sous la signature de M. Ernest Renan , 
en iSSi, l883 et i883. 












10 



L\ SCIENCE DES RELIGIONS 



parole. Elle ne peut périr que par ses 
fautes. Si, au contraire, elle réussir à ne 
pas dévier des principes qui ont présidé à 
sa fondation, si elle sait éviter les écarts, 
elle est appelée à devenir une des créations 
les plus originales, les plus hardies et, 
j'en ai la fei me conviction, les plus soli- 
des et les plus durables qu'aura vu naître 
le déclin actuel du xix c siècle. 

L'examen auquel nous allons nous livrer 
ensemble s'appliquera successivement aux 
questions suivantes sur lesquelles nous 
devrons nous contenter d'une vue à vol 
d'oiseau : 

i° Qu'est-ce en général que la science 
des religions, quels sont ses procédés et 
ses méthodes d'investigation? 

2" Dans cette science une fois définie, 
à quels résultats serons-nous conduits par 
une enquête impartiale sur l'islamisme, 
sur la mission de son prophète Mahomet 
(ou plutôt Mohammad), sur l'authenticité 
et l'autorité de son code, le Coran ? 

3° Nous nous demanderons ensuite 
quelle dogmatique, quelle théologie, 



ET L ISLAMISME 1 I 

quelle morale l'islamisme a pi échecs, quel 
a été le secret de sa victoire si prompte et 
si décisive, et nous aurons à rechercher 
dans quelles conditions exceptionnelles 
de vitalité il s'est développé au point qu'à 
l'heure actuelle, après moins de quatorze 
siècles d'existence., il compte cent soixante- 
quinze millions d'adhérents, au point 
qu'aujourd'hui encore il continue avec 
succès la marche en avant de sa propa- 
gande. 

Après cet exposé, nous n'aurons pas 
besoin de démontrer que la France, avec 
ses annexes de l'Algérie et de la Tunisie, 
n'a pas seulement un intérêt scientifique 
à former des générations de travailleurs 
connaissant à fond la langue arabe et la 
reli«ion musulmane. 



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a science des religions date d'hier, 
mais elle a bien vice réclamé et 
conquis sa place au soleil. L'astre qui 
répand sur la terre et sur l'homme cha- 
leur et lumière, que l'homme primitif a 
partout adoré comme un bienfaiteur, ne 
pouvait la lui refuser sans ingratitude. 

Pour ne parler que de la France, l'ou- 
tillage dont v dispose aujourd'hui la 
science des religions, me parait tout à lait 
approprié à la faire prospérer et progres- 
ser. Elle a été naturalisée et définitivement 
implantée clans notre pays par la chaire 
du Collège de France, occupée, avec quel 
éclat! vous le savez, par le président de 
cette section, M. Albert Réville. De cette 









'4 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



chaire unique se sont détachées, comme 
les branches d'un même arbre, les douze 
conférences dont se compose actuellement 
l'Ecole dite des sciences religieuses. 

Pour en mieux marquer le caractère, on 
a inscrit sur le fronton du nouvel édifice : 
Ecole des hautes études, cinquième sec- 
tion, c'est à-dire qu'on a mis les sciences 
religieuses sur le même plan que les 
sciences mathématiques, physiques, natu- 
relles, philologiques et historiques. C'est 
avec la quatrième section, celle des scien- 
ces historiques et philologiques, que s'est, 
par la nature même des choses , établi 
immédiatement le lien le plus intime. On 
lui a emprunté avec de légères modifica- 
tions son règlement et son organisation ; 
on lui a même emprunté quelques-uns de 
ses maîtres. 

La science des religions possède sa re- 
vue, fondée en 1880 par notre excellent 
collègue, M. Maurice Vernes, aujourd'hui 
dirigée par un autre de nos collègues, au- 
teur d'un livre estimé sur La religion à 
Rome sous les Sévères, M. Jean Réville. 



ET [.ISLAMISME 



1? 



Le titre même de la revue, Revue de l'his- 
toire des religions, est un programme. 

Les musées, au grand profit des études 
sur les religions, avaient d'avance amon- 
celé des documents de premier ordre sur 
le passé des croyances humaines. 

Les collections du Louvre regorgent 
d'idoles égyptiennes, chaldéennes, assy- 
riennes, phéniciennes, gieeques et romai- 
nes. L'antiquité revit avec ses usages et 
ses traditions dans les statues et les bas- 
reliefs, représentations et symboles de l'i- 
dée religieuse dans les différents pays et 
aux diverses époques. 

Le cabinet des antiques et médailles de 
la Bibliothèque nationale renferme aussi 
des pièces capitales dans ses vases chy- 
priotes, dans ses spécimens de la glyptique 
orientale, dans ses bijoux et ses pierres 
gravées. 

Signalons encore le Musée d'ethnogra- 
phie duTrocadéro, dont les conservateurs, 
MM. Hamy et Landrin, sont chargés de 
centraliser et de grouper pour l'étude lus 
envois de nos explorateurs. Les collections 






10 



I.A SCIENCE DES RELIGIONS 



■ 



d'objets rassemblés en Europe, en Améri- 
que, en Océanie et dans les régions polai- 
res sont classées, et le public est admis à 
voir plus d'un millier de dieux et de féti- 
ches exposés dans les vitrines. On m'as- 
sure que la galerie africaine sera ouverte 
avant la fin de l'année. 

Le musée, créé à Lyon par M. Guimet. 
qui vient d'être donné à l'Etat et dont les 
constructions commencent à sortir de terre 
sur la place d'Iéna à Paris, possède, ou- 
tre des modèles exquis des céramiques 
chinoise et japonaise, une réunion unique 
de tout ce qui peut illustrer « les religions 
de l'Inde, du Japon, de l'Egypte et de 
l'Europe ancienne l , » 

Aux nombreux Bouddhas, qu'il va faire 
entrer comme un précieux accroissement 
de nos richesses nationales, viendront s'a- 
jouter plus tard, le plus tard possible, je 
l'espère, ceux que M. Cernuschi a ras- 



i. Milloué (L. ilt;). Catalogue du musée Gui- 
met. Première partie, Inde, Chine et Japon, Lyon, 
iSS3, Lxvin et 323 pages in-12. 






ET L'ISLAMISME 



>7 



de 
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semblés, en particulier le Bouddha monu 
mental qui ornait une place publique 
Jeddo et auquel il a élevé un palais, j't 
lais presque dire un temple. Des à pré- 
sent, cet héritage divin, avec l'hôtel bâti à 
sa mesure, est destiné à devenir le Musée 
Cemuschi. Le Musée Guimet s'en distin- 
guera de plus en plus par son caractère 
d'universalité ; car M. Guimet, devenu di- 
recteur à vie, se propose de n'en exclure 
aucune des religions anciennes et mo- 
dernes. 






Qu'entend-on par une religion ? Nous 
avons emprunté au latin ce mot. dont 1 e- 
tvmologie est douteuse. Vient-il de reh- 
crere « relire ». comme le veut Cicéron ' ; 
est-ce un dérivé de religatio, provenant 
de religare « attacher, nouer », comme 
le prétendent Servius et Lactance? D'a- 
près la première explication, la religion 



i. Telle est i'étymologie adoptée par MM. Bréal 
et tiailly dans leur Dictionnaire étymologique 
lgtin(z' éd., Paris, i SS6, p. i5ô et 137). 












i8 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



serait comme un formulaire que l'homme 
« relirait » sans cesse, de même qu'en Ita- 
lie il était appelé à lire « la loi gravée sui- 
des tables et affichée au Forum ' ». Re- 
marquons en passant que le nom du Co- 
ran, qui signifie « lecture », se rattache- 
rait à la même conception, et que, dans 
le livre de Néhémie (vm, 8), le livre con- 
tenant la loi de Dieu est appelé Hammik- 
râ, « la lecture ». Admet-on, au con- 
traire, que la religion signifie le lien qui 
unit l'homme à la divinité, on fait, je 
crois, de mauvaise philologie, mais en 



i . Le mot latin lex est avec raison expliqué 
ainsi par M. Bréal dans les Mémoires de la so- 
ciété de linguistique de Paris, V, 3 ( 1 8S3) , p. 1 96- 
197; cf. Bréal et Bailly, Dictionnaire étymologi- 
que latin, p. ib(j. Où les savants auteurs de ce 
dernier ouvrage ont-ils puisé leur assertion que 
« chez les peuples sémitiques la loi, c'est l'écri- 
ture; chez les Romains..., c'est la lecture.' » Lors- 
que l'on parle des Écritures, ou de l'Écriture 
sainte, c'est là une expression qui n'appartient 
pas à la langue de l'Ancien Testament, et qui se 
rencontre pour la première fois dans le Nouveau 
Testament. 



ET L 1SI AMISME 



'9 



revanche Ton fait (que l'on me pardonne 
ce néologisme!) d'excellente hiérographie. 

Une religion, en effet, n'est pas autre 
chose qu'un ensemble de propositions éri- 
gées en axiomes sur la nature des rapports 
entre l'homme et l'inconnaissable divin. Le 
sentiment de notre faiblesse a appelé 
comme corollaire naturel et comme atté- 
nuation nécessaire le besoin d'en appeler 
à des forces supérieures, dont nous invo- 
quons l'appui pour supporter les misères 
de la vie et la déception de la mort. 

C'est ainsi que les mêmes aspirations 
ont amené, comme une protestation géné- 
rale contre la réalité, un élan de l'huma- 
nité entière s'élançant par la pensée vers 
des régions plus élevées, régions que cha- 
que temps, chaque génération, chaque ag- 
glomération, ont peuplées différemment, 
selon les idées régnantes, l'éducation des 
intelligences, les tendances nationales et 
locales. Les épanchements de la joie et de 
la douleur, du contentement et de la dé- 
tresse se sont partout donné libre cours 
dans la prière, action de grâces ou appel 



20 I.A SCIENCE DES RELIGIONS 

à la miséricorde, confidence de l'âme qui 
déborde par l'excès du bonheur ou de Tin- 
fortune. 

Sur toutes les parties de notre planète, 
l'homme a éprouvé un réel soulagement 
lorsqu'il a cru franchir les limites du ciel 
qui borne son horizon, et qu'il a rattaché 
ses destinées à un idéal de toute-puissance et 
de justice infinie. Depuis les fétiches ado- 
rés par les sauvages jusqu'au Dieu unique 
et immatériel des religions les plus raffi- 
nées, la foi des vrais croyants a relevé 
leurs courages chancelants, a consolé 
leurs cœurs affligés, a fait luire dans les 
ténèbres de leurs vies attristées un rayon 
d'espérance. 

La science des religions ne saurait se 
contenter d'enregistrer ces titres qui dé- 
montrent l'antiquité de l'idée religieuse et 
les services qu'elle a rendus de temps im- 
mémorial à ses partisans, mais qui ne pré- 
jugent rien en faveur de sa légitimité, ni 
de la justesse des solutions qu'elle propose. 
Les diverses théologies, dans le sens du 
moins que l'on donne habituellement à ce 



ET L'iSI.AMlSME 



21 



mot parmi nous, affirment toutes une 
même prétention: chacune d'elles prétend 
au dépôt exclusif de la vérité révélée. La 
science doit se montrer respectueuse des 
convictions sincères qu'elle rencontre sur 
son chemin, mais elle est en droit, après 
leur avoir rendu hommage, de remonter 
jusqu'à la source où elles ont pris nais- 
sance et d'en suivre le cours à travers le 
temps et l'espace. Une pareille enquête 
doit être menée dans un esprit de calme 
impartialité, à égale distance de l'apologé- 
tique, qui admire de confiance, et de la 
polémique, qui condamne d'avance, sans 
la passion ardente du néophyte, sans le 
dédain moqueur du sceptique. 

Dans la classification des connaissances 
humaines, la science des religions, celte 
nouvelle venue qui a si vaillamment re- 
vendiqué sa préséance, quelle place con- 
vient-il de lui assigner? 

La science des religions doit-elle être 
rangée dans l'ordre des sciences philoso- 
phiques? Certes, le problème métaphysi- 









22 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



1 



que qu'elle résout par la dogmatique, a 
toujours hanté l'esprit des philosophes, 
qui ont bâti des systèmes, concilié ou ag- 
gravé les discordances dont ils étaient 
frappés, envisagé les questions pour les 
éclairer ou les obscurcir, qui enfin ont 
agité, imaginé, développé des théories sur 
les causes premières et sur les causes fina- 
les, sur le passé et l'avenir du monde. 

Mais une aristocratie intellectuelle peut 
seule goûter ces quintessences de raison- 
nements, d'inductions et de déductions, 
de combinaisons, qui ne risquent pas d'a- 
voir prise sur le vulgaire. La philosophie 
et la religion sont parfois arrivées aux 
mêmes sommets, mais par des chemins 
bien différents, celle-là par un effort de la 
raison, celle-ci par l'intervention du sur- 
naturel et de la révélation; Tune par la 
tension d'esprits encyclopédiques cher- 
chant la synthèse et les principes de toutes 
choses, l'autre par la propagande popu- 
laire de doctrines surhumaines, illumi- 
nées d'une auréole divine. On a souvent 
essayé de soumettre les religions au con- 



ET I, ISLAMISME 2 J 

trôle du libre examen, tandis que le pro- 
pre des religions est précisément de s'im- 
poser sans admettre la discussion. La 
controverse philosophique et la soumis- 
sion religieuse partent de principes géné- 
rateurs trop opposés pour jamais se con- 
fondre. Rivales dans leur amour du vrai, 
elles se doivent une tolérance et une es- 
time réciproques : la persécution et l'op- 
pression de l'une par l'autre ont été trop 
souvent des atteintes données à la liberté 
de conscience par l'aveuglement et le fa- 
natisme. 



La science des religions, telle que nous 
la concevons, n'est donc pas une branche 
des études philosophiques. 

La découverte du sanscrit et la révolu- 
tion qu'elle amena dans la philologie com- 
parée firent croire, dans l'enivrement de 
la première heure, que la science des reli- 
gions allait devenir un des chapitres de la 
linguistique renouvelée. Dans cet âge 
d'or, les noms des dieux hindous, grecs et 
romains, les noms des dieux sémitiques 






24 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



lit' 



furent analysés, disséqués, commentés, et 
les étymologies régnèrent sans partage 
dans les cieux, comme sur la terre. 

Certes les noms des dieux ne sont pas 
des éléments d'information indifférents 
pour qui veut apprécier la puissance qui 
leur a été attribuée, le culte dont ils ont 
été l'objet. L'onomastique sacrée, en dépit 
de ses obscurités et de ses conjectures ha- 
sardées, reste un auxiliaire fort utile pour 
barrer le chemin à des conclusions erro- 
nées, en contradiction avec les applica- 
tions certaines des lois phonétiques dû- 
ment constatées et édictées. 

Mais l'étiquette, alors même qu'elle est 
déchiffrée, ne saurait être un indice suffi- 
sant pour apprécier la nature de ce qu'elle 
recouvre. Pour nous en tenir au Coran, 
ce serait s'engager dans une voie sans is- 
sue que de demander aux noms des dieux 
Allah et Ar-Rahmân le secret de leur pré- 
dominance successive sur l'esprit du Pro- 
phète. 



L 






L'archéologie peut elle faire valoir des 






ET L ISLAMISME 



25 



droits mieux fondés sur la science des re- 
ligions ? 

Les représentations figurées sont appe- 
lées, j'en suis convaincu, à prêter un con- 
cours de plus en plus efficace à la science 
des religions. C'est à ce titre que j'ai salué, 
au début de cet entretien, l'existence ac- 
tuelle et la création prochaine de musées 
dédiés aux dieux et aux déesses des na- 
tions. L'archéologie recueille, étudie et 
compare les images par lesquelles l'homme 
a reproduit sous des formes concrètes les 
ditîérents aspects de ses sentiments reli- 
gieux Ce sont des témoins du passé qu'il 
faut inierroger avec critique comme des 
symboles particulièrement significatifs, 
mais il faut se garder de considérer les 
emblèmes imaginés par le sculpteur ou le 
graveur comme des oracles irréfragables. 



Une nouvelle école, à laquelle M. Kuhn 
a donné la principale impulsion, s'est at- 
tachée de prélérence aux impressions, que 
les phénomènes météorologiques auraient 
produites sur les organes de l'homme et 












I 






2Ô LA SCIENCE DES RELIGIONS 

qui auraient frappé son esprit, surpris de 
ces perceptions inattendues, au point de 
lui faire déifier les forces de la nature. 

Je ne méconnais pas la justesse de ce 
point de vue, qui ne doit pas plus être 
écarté que les notions justes de linguisti- 
que et d'archéologie. 

Ce n'est point à une fantaisie que les 
écrivains ont obéi, lorsque, dans l'Ancien 
Testament, ils ont appelé le tonnerre « la 
voix de Dieu », ni lorsqu'ils ont placé les 
apparitions de Yahwéh « au milieu du 
tonnerre, des éclairs et des flammes » 
(Exode, ix, 23, par exemple). 

Dans le Coran (xiii, 14), « le tonnerre 
célèbre les louanges d'Allah ; c'est Allah 
qui lance ses foudres pour atteindre qui il 
veut. » 

Le Zeus des Grecs, le Jupiter des Ro- 
mains ne sont ils pas fulminants? 

Les bienfaits du soleil et de la pluie, les 
clartés mystérieuses de la lune, le scintil- 
lement des étoiles dispersées au firma- 
ment, les ténèbres répandues en plein jour 
par les éclipses, le retour régulier des sai- 






ET L ISLAMISME 



^7 



sons, et tant d'autres merveilles, que d'é- 
tonnements pour les imaginations neuves, 
que de divinités provoquant de naïfs hom- 
mages ! 

Rien de surprenant non plus que les 
aéiolithes, tombant avec fracas au milieu 
des populations, aient été révérés ainsi 
que des pierres sacrées, envoyées du ciel 
comme un avertissement ou comme un 
châtiment. Le Dieu d'Israël est lui-même 
appelé plusieurs fois dans la Bible has- 
suur « le rocher » '. Le culte de la pierre 
noire enchâssée dans le mur, à la pointe 
sud-est de la Ka'ba à la Mecque, de- 
meure comme le dernier vestige chez 
les Musulmans de l'ancienne adoration 
mêlée de terreur que leurs ancêtres ren- 
daient aux aérolithes -. 

i. Voir en particulier le curieux passage du 
Dciitérunome, xxxu, 3i, ou Moïse est censé dire : 
« Notre rocher n'est pas comme leur rocher » ; ce 
que les Septante tiaduisent : ovx i-.-a 'j Oioi f,/i.âv 
ôi? i Oioi aùrwv. 

2. Hugues (Th. P.), A dictionary of Islam, l.on- 
don, i885, p. ID4-I55 et p. 333-335. 






28 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



L'anthropologie, si absorbante dans son 
exubérance juvénile, voudrait appliquer 
la mensuration des crânes à l'appréciation 
du développement religieux chez les peu- 
ples et chez les individus. Si l'avenir dé- 
montre que cette prétention n'est pas ab- 
solument vaine, je doute pourtant qu'on 
puisse jamais tirer du volume et de la 
conformation du crâne un pronostic qui 
permette de reconnaître à coup sûr un 
monothéiste d'un païen, un panthéiste 
d'un athée. 



L'ethnographie est un facteur autre- 
ment important dans l'étude des reli- 
gions. 

Les mœurs, les coutumes, l'état social 
ne déterminent pas ces courants impé- 
tueux d'idées qui se manifestent par une 
révolution religieuse. Mais, tandis que 
la doctrine reste inflexible, le culte se plie 
aux circonstances et sauve parfois le dra- 
peau en le dissimulant. Ces transactions 
amènent une pénétration réciproque des 






ET 1. ISLAMISME 



2 9 



usages par lu religion, de la religion par 
les usages. La même religion, dans ses 
migrations, peut changer d'aspect au 
point de devenir presque méconnaissable. 
C'est qu'elle s'est accommodée au génie 
des peuples qu'elle a conquis et que ceux- 
ci, tout en se soumettant à elle, lui ont 
imprimé la marque de leur esprit et de 
leurs tendances, de leurs habitudes et de 
leurs goûts, de leur éducation et de leur 
culture, enfin de ce qui distingue et ca- 
ractérise leur degré de civilisation. 

Si l'ethnographie se borne à revendi- 
quer une part d'influence sur le dévelop- 
pement local des religions, personne ne 
pourra le lui imputer comme une usur- 
pation. 

La Mythologie \oologique de M. le 
comte Angelo de Gubernatis et sa My- 
thologie des plantes, les Communica- 
tions ' de M. Paul de Lagarde sur la 



1. Paul de Lagarde, Mitlheilwigen, Gœliingen, 
i88i. 









JO LA SCIEN'CE DES KKLIGIONS 

vénération qu'inspiraient aux Sémites cer- 
taines espèces d'arbres, sont des recueils 
de faits indéniables, mais qui ne suffisent 
point pour placer la science des religions 
comme un corollaire, ni comme un ap- 
pendice, de la zoologie ou de la bota- 
nique. 



Après avoir discuté les prétentions et 
défini les droits respectifs de toutes les 
disciplines qui prétendaient s'établir avec 
fracas et régner sans partage dans le do- 
maine des sciences religieuses, je vous 
demande la permission d'arriver sans re- 
tard et sans transition aux conclusions 
que vous avez sans doute tirées vous- 
mêmes de ce qui précède. 

La science des religions, si elle fait de 
larges et légitimes emprunts à toutes les 
sciences que nous venons d'énumérer, est, 
par son essence, et doit être, par sa mé- 
thode, une section des études histori 
ques. 

Rechercher la vérité sous le voile de la 
légende, constater et expliquer la généra- 



ET L ISLAMISME - 1 1 

tion et les transformations de l'idée reli- 
gieuse, mettre en oeuvre les matériaux de 
provenances diverses qui peuvent être 
utilises pour établir sur des fondements 
solides la connaissance des faits de cet 
ordre, voilà, si je ne m'abuse, un cadre 
qui ne diffère pas sensiblement de celui 
où se meuvent les mémoires scientifiques 
sur une question d'histoire politique ou 
d'histoire littéraire. 

Le savant qui cherche à poiler la lu- 
mière sur les origines obscurcies des con- 
victions religieuses, aura seulement a 
combattre des ennemis plus acharnés, qui 
seront portés à taxer sa logique froide 
d'impiété et de blasphème. Qu'il ne se 
laisse ni effrayer pour atténuer son lan- 
gage, ni passionner pour l'accentuer. 

« La critique, a dit excellemment 
M. Renan ', dont la règle est de nesuivre 
que la droite et loyale induction, en de- 
hors de toute arrière-pensée politique; la 



I 



i. Études d'histoire religieuse, ; c éd. (Pari 
1.SG4), p. vu. 






I.A SCIENCE DES RELIGIONS 



critique, dont le premier principe est que 
le miracle n'a point de place dans le tissu 
des choses humaines, pas plus que dans 
la série des faits de la nature; la critique 
qui commence par proclamer que tout, 
dans l'histoire, a son explication humaine, 
lors même que cette explication nous 
échappe faute de renseignements suffi- 
sants, ne saurait évidemment se rencon- 
trer avec les écoles théologiques, qui em- 
ploient une méthode opposée à la sienne 
et poursuivent un but différent. Suscepti- 
bles, comme toutes les puissances qui 
s'attribuent une source divine, les reli- 
gions prennent naturellement l'expres- 
sion, même respectueuse, de la divergence 
pour de l'hostilité et voient des ennemis 
dans tous ceux qui usent vis-à vis d'elles 
des droits les plus simples de la raison. » 
Les partisans du surnaturel et des mi- 
racles ne sauraient accepter notre méthode 
d'investigation , ni admettre que nous 
nous constituions juges de croyances 
qu'ils croient tenir d une intervention 
miraculeuse de la divinité dans les choses 



ET L ISLAMISME JJ 

humaines. Les âmes qui sont dans cet 
état de grâce seront toujours scandalisées 
ou au moins effarouchées par la témérité 
de notre analyse psychologique des idées, 
de notre enquête historique sur les évé- 
nements. 

Mais, pour injustement que nous nous 
exposions à être accusés, nous devons des 
égards â ces opinions invétérées, à ces 
consciences sincèrement timorées. Nous 
ne nous proposons de battre en brèche ni 
les religions de l'antiquité, ni celles des 
temps modernes, nous avons seulement 
l'ambition d'apporter loyalement à leur 
examen, selon l'expression de M. Maurice 
Vernes, « l'esprit de respectueuse sympa- 
thie que méritent les grands efforts de 
l'esprit humain, ces efforts où la société a 
déposé le meilleur de son travail et de ses 
espérances ' ». 

M. Gabriel Monod, en formulant le 
programme qu'il a mis en télé de la Re- 



i. Revue de l'histoire des Religions, 1 (Paris, 
i8<So;, p. I"). 



H 



LA SCIENCE IiKS HKI.1GIONS 



vue historique et qu'il y a réalisé avec 
ténacité et persistance, s'exprimait en ces 
termes, justement rappelés dans l'Intro- 
duction à la Revue de l'histoire des reli- 
gions ' : 

« Nous ne professerons aucun credo 
dogmatique; nous ne nous eniôleions 
sous les ordres d'aucun parti; ce qui ne 
veut pas dire que notre Revue sera une 
tour de Babel où toutes les opinions vien- 
dront se manifester. Le point de vue 
strictement scientifique auquel nous nous 
placerons, suffira à donner à notre recueil 
l'unité de ton et de caractère. Tous ceux 
qui se mettent à ce point de vue éprou- 
vent à l'égard du passé un même senti- 
ment, une svmpathie respectueuse, mais 
indépendante. L'historien ne peut, en 
effet, comprendre le passé sans une cer- 
taine sympathie, sans oublier ses propres 
sentiments, ses propres idées, pour s'ap- 
proprier un instant ceux des hommes 
d'autrefois, sans se mettre à leur place, 



i. Ibià , I, p. -. 



ET L'ISLAMISME 



35 



sans juger les faits dans le milieu où ils 
se sont produits. Il aborde en même 
temps ce passé avec un sentiment de res- 
pect, parce qu'il sent mieux que personne 
les mille liens qui nous rattachent aux 
ancêtres; il sait que notre vie est formée 
de la leur, nos vertus et nos vices de leurs 
bonnes et de leurs mauvaises actions, que 
nous sommes solidaires des uns et des 
autres. Il y a quelque chose de filial dans 
le respect avec lequel il cherche à pénétrer 
dans leur âme; il se considère comme le 
dépositaire des traditions de son peuple 
et de l'humanité » 




■- ' 



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mwmwmmmMm 
mmMmmmmmm 



ii 



Lv. sentiment attendri que l'historien 
éprouve- malgré lui. lorsqu'il feuil- 
lette les annales de son pays et de sa race, 
ne risquera point de fausser notre juge- 
ment lorsque nous envisagerons en spec- 
tateurs curieux, mais non prévenus, les 
origines, les progrès et l'avenir de l'isla- 
misme. La science des religions ne saurait 
trouver un champ d'expériences plus pro- 
pice, ou elle puisse mieux vérifier la jus- 
tesse de ses lois, la précision de ses mé- 
thodes. Tandis que le judaïsme, le 
bouddhisme, même le christianisme ca- 
chent leurs origines sous l'amas des lé- 
gendes qui les recouvrent, l'islamisme les 






■^ 




' 


38 l.A SCIENCE DES RELIGIONS 






dévoile sans réticence et .^ans enjolive- 






ments, avec un certain orgueil de parvenu 






qui se targue d'être parti de si bas et d'ê- 


i 




tre monté si haut. 






« La naissance de Tislamisme. a dit 






M. Renan ', est un fait unique et vérita- 






blement inappréciable L'islamisme a été 






la dernière création religieuse de l'huma- 






nité et, à beaucoup d'égards, la moins ori- 






ginale. Au lieu de ce mystère, sous lequel 






les autres religions enveloppent leur ber- 






ceau, celle ci nait en pleine histoire; ses 


» 




racines sont à fleur de sol. La vie de son 






fondateur nous est aussi bien con tue que 






celle d :s réformateurs du xvi*' :,iècle. Nous 






pouvons suivre année par année les fluc- 






tuations de sa pensée, ses contradictions. 






ses faiblesses. Ailleurs, les origines reli- 






gieuses se perdent dans le rêve; le travail 






de la critique la plus déliée suffit à peine 






pour discerner le réel sous les apparences 






trompeuses du mythe et de la légende. 


> 



L'islamisme, au contraire, apparaissant 



i. Etudes S 'histoire 



eligicuse, p 




ET [.'ISLAMISME 



5Q 



au milieu d'une réflexion très avancée, 
manque absolument de surnaturel. Maho- 
met, Omar, Ali, ne sont ni des voyants, 
ni des illuminés, ni des thaumaturges. 
Chacun d'eux sait très bien ce qu'il fait, 
nul n'est dupe de lui-même; chacun s'of- 
fre à L'analyse à nu et avec toutes les fai- 
blesses de l'humanité. » 

La vie de Mahomet et la composition 
du Coran, voila le double sujet que nous 
allons traiter d'abord sans essayer d'y in- 
troduire une séparation factice qu'il ne 
comporte pas. 

Car, tandis que l'on discute sur les ori- 
gines de la Bible, tandis que l'Église or- 
thodoxe elle-même attribue les Evangiles 
aux apôtres et non à Jésus, l'authenticité 
du Coran n'est point contestée. C'est l'œu- 
vre de Mahomet et de Mahomet seul, œu- 
vre incohérente parce qu'elle reflète la 
mobilité d'un esprit mal équilibré, mais 
vivante, parce que les impressions chan- 
geantes du prophète sont repercutées avec 
une exactitude presque mécanique dans 
la parole souvent contradictoire, généra- 



40 LA SCIENCE DES RELIGIONS 

lement sincère, qu'il énonce comme éma- 
nant d'Allah. 



Mahomet naquit à La Mecque en 5jo, 
peut-être seulementen 571. Son père 'Abd 
Allah mourut avant sa naissance et il n'a- 
vait que six ans lorsqu'il perdit sa mère. 
L'orphelin fut recueilli d'abord par son 
vieux grand-père 'Abd Al-Mouttalib, puis, 
deux ans plus tard, après la mort de ce- 
lui-ci, par son oncle Aboù Tâlib 'Abd 
Manàf. Le pauvre enfant dut pourvoir de 
bonne heure aux besoins de son existence 
et se faire, comme dit Voltaire, « de cha- 
meaux un grossier conducteur ' », jus- 
qu'au jour où, âgé de vingt-quatre ans, il 
fut distingué et épousé par Khadîdja, ri- 
che veuve de trente-neuf ans, au service de 
laquelle il était entré. 

Délivré des soucis matériels, il se laissa 
envahir de plus en plus par son goût pour 
la méditation religieuse, par son aversion 



1. Mahomet ou le fanatisme, iragédie, acle I, 
scène iv. 



ET L ISLAMISME 



41 



contre le polythéisme de ses compatriotes. 
Peu à peu il avait subi l'influence des 
idées nouvelles qui germaient dans son 
entourage. Il se sentait attiré vers le mo- 
nothéisme qui s'infiltrait par des canaux, 
les uns visibles et à fleur de terre, les au- 
tres cachés et souterrains, dans toutes les 
parties de la péninsule arabique. 

On ne sait pas à quelle époque le ju- 
daïsme avait pénétré pour la première fois 
en Arabie. Les ingénieuses combinaisons 
de M. Dozy, dans ses Israélites à la Mec- 
que, lui ont paru à lui-même trop osées 
pour être admises dans son Essai sur 
l'histoire de l'islamisme. Les croyances 
des juifs, descendants d'Abraham par 
Isaac, avaient éveillé la sympathie de po- 
pulations qui se disaient issues d'Abraham 
par Ismaël. La domination juive dans le 
Yémen paraît démontrée non seulement 
par le témoignage de la tradition, mais 
encore par des considérations linguisti- 
ques. Mahomet a beaucjatïpTarij-prunté au 
judaïsme, comme A. Géj^er l'a prouvédes 
i83 7 . 







42 



LA SCIENCE DES UELIC10NS 



Le christianisme comptait en Arabie 
de nombreux adhérents : il dominait le 
nord par les rois de Hîra et de Gassân, le 
centre par Yathrib, la future Médine, le 
sud par l'évêché de Nedjrân et les autres 
communautés du Yémen. 

A côté de ces religions qui, à l'inverse 
des religions grecque et romaine, s'ap- 
puyaient chacune sur un livre révélé, il 
se constitua des associations d'hommes 
qui furent musulmans avant l'islamisme. 
Ce sont ceux qu'on a désignés comme les 
ahlou'l-fitra « partisans de la création », 
ou comme hanîf, ce qui signifie en hé- 
breu ou en syriaque « un hérétique », en 
arabe tout au contraire « celui qui penche 
du bon côté, un orthodoxe ' ». 

Mahomet comprit quels services cet 
avènement d'un monothéisme qui n'était 



i. Pour l'explication de ces deux noms, voir 
surtout Coran, xxx, 29. La locution pleine* in- 
clinant vers Allah » (Coran, xxu, 32), et « incli- 
nant vers la vraie religion » (Coran, x, io5 et xxx, 
29), me paraît décisive pour l'interprétation du 
mot hanîf. 



ET L ISLAMISME 



4^ 



ni Juif ni chrétien, pourrait lui rendre 
pour le succès immédiat et pour le triom- 
phe définitif de sa prophétie. Aussi, le pa- 
triarche Abraham n'est il pour Mahomet 
*< ni un juif, ni un chrétien, ni un idolâ- 
tre, mais un hanîf » . 

Pour que ces éléments monothéistes, 
noyés au milieu du polythéisme, en vins- 
sent à se reconnaître, à se fondre et à se 
pénétrer, pour que de leur combinaison 
sortît une religion nouvelle, il fallait 
qu'un homme puissamment doué sut 
prendre assez d'empire sur ses contempo- 
rains pour apporter de la cohésion dans 
des tendances hétérogènes,, de l'unité dans 
la confusion d'idées mal écloses, destinées 
a disparaître avant d'avoir mûri. 

La part de Mahomet dans la fondation 
de l'islam est tout à fait prépondérante et 
M. Kuenen a pu dire avec raison que 
sans lui l'islam serait inexplicable Mais 
je me sépare de M. Kuenen, lorsqu'il 
soutien que « l'islam est, dans un sens 

i . Coran, m, Go- 






44 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



éminent et bien plus que la plupart des 
autres religions, le produit, non d'une 
époque, non d'un peuple, mais de la per- 
sonne de son fondateur » '. Je me refuse 
à croire qu'une religion soit jamais sortie 
d'une conception individuelle, comme la 
sagesse du cerveau de Minerve. L'accord 
entre les aspirations peut être inconscien- 
tes d'une génération d'hommes vivant 
dans un pays déterminé et la prédication 
inspirée d'un prophète qui donne une 
forme, un corps aux pensées vagues de 
ses contemporains et de ses compatriotes, 
voilà, selon moi, l'harmonie nécessaire 
pour amener l'entente des esprits sur un 
dogme et sur un culte, voilà le concert de 
circonstances qui a favorisé l'action de 
Mahomet et la confiance de ses adhérents. 
Mahomet avait plus de quarante ans 
lorsque, dans une de ses promenades soli- 
taires sur le mont Hiiâ, il eut la première 
de ces visions obsédantes qui l'imprégnè- 



i. A. Kueneti, V Islam dans la Revue de l'his- 
toire des religions, VI (1882), p. i5. 






ET I. ISLAMISME 



4 5 



rent de vérités révélées et qui lui imposè- 
rent la parole d'Allah. Il dormait dans 
une caverne où il aimait à réfléchir. Tout 
à coup il aperçut dans un rêve un être in- 
connu, qui lui disait : « Lis. » — « Mais 
je ne sais pas lire », répliqua Mahomet. 
— « Lis », répéta la voix. Bien qu'à plu- 
sieurs reprises Mahomet eût argué de son 
incapacité, l'apparition poursuivit en ces 
termes : 

« Lis au nom de ton maître, qui a créé, 
qui a créé l'homme de sang coagulé. Lis, 
car ton maître est le plus noble de tous, 
c'est lui qui a enseigné grâce au kaîam, 
qui a enseigné à l'homme ce que l'homme 
ignorait. » 

La tradition est unanime pour considé- 
rer ces versets (xcvi, i-5] comme les plus 
anciens du Coran ' ; l'ange Gabriel les au- 
rait montrés au prophète tracés par Allah 
avec son kalam, avec son roseau pour 
écrire, afin d'instruire « le prophète igno- 



i. Voir à ce sujet un cuiieux passage de Ma- 
soudi, Les Prairies d'or, IV, p. t 3 3 . 

3- 




LA SCIENCE DES KEL1G10NS 



rant ' » d'abord, et par lui ensuite l'hu- 
manité î . 

Mahomet rentre de la montagne dans 
un état alarmant d'agitation et de fièvre. 
Il va perdre connaissance; tout son corps 
frissonne : « Enveloppez-moi », crie t-il 
de loin. On se presse autour de lui, on le 
couvre, mais on ne parvient pas à conju- 
rer une violente attaque de nerfs, pen- 
dant laquelle il croit entendre les paioles 
suivantes {Coran, lxxiv, 1-7) : 
1 « O toi qui es enveloppé, léve-toi et 
| prêche. Ton seigneur, glorifie le; tes vête- 
ments, purifie-les ; ta souillure, fuis-la Ne 
sois pas généreux pour t 'enrichir ; et, en 
face de ton maître, prends patience. 

A partir de ce moment, Mahomet ap- 
partient tout entier à la mission que lui a 
révélée un ange descendu du ciel, qui s'est 



î- Coran, vu, i56 et 1 58. 

2. Nous suivrons ici et dans la suite de notre 
exposition le livre magistral de M. Auguste Mul- 
ler, Der Islam im Alorgen und Abendland, t. t 
(seul publié), Berlin, i«S5, dans la collection de 
W. Otiken, Allgemeine Weltgeschiçhte. 






ET L ISLAMISME 



47 



approché de lui « jusqu'à deux portées 
d'are ou plus prés encore » '; la source de 
l'inspiration ou au moins de la prédica- 
tion ne tarit plus en lui, et « 1 envoyé 
d'Allah », comme il se nomme sans cesse, 
répand avec effusion la parole de son dieu, 
sans se ménager dans cette propagande 
tantôt pacifique et tantôt belliqueuse. 

L'exégèse du Coran procéderait avec 
plus de sûreté au classement chronologi- 
que des cent quatorze chapitres ou sou- 
rates, dont il s? compose, si les allusions 
aux événements contemporains y étaient 
plus transparentes, si les noms propres 
n'étaient point presque partout omis de 
propos délibéré -, si les chapitres eux-mé- 
mémes, surtout les longs chapitres, n'é- 



1 . Coran, LUI, <|. 

2. Le prophète ne ciie dans le: Coran, par. ni les 
personnes de son entourage, que son oikIu Abuù 
Lahab (exi, 1) et son fils adopiif Zaid (xxxm, 35). 
Ajoutons-y peut-être Al-Walîd ibn Mougaira, l'un 
des chefs des KoraiBchites, s'il est vraiment dé- 
signé par son surnom d'Unique dans LXHV, 11. 



48 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



taient pas des assemblages arbiti aires de 
morceaux disparates. 

L'ordre actuel du recueil n'a jamais, 
dans la pensée de ses auteurs, impliqué 
une présomption en faveur d'une date plus 
ou moins ancienne. Si l'on excepte le pre- 
mier chapitre, une courte prière, devenue 
dés l'origine le fondement de la liturgie 
musulmane, et placée pour ce motif sur le 
seuil du livre, les sourates s'y suivent un 
peu au hasard, la proportion de leur lon- 
gueur déterminant seule le classement. A 
la tin ont été reléguées des harangues très 
courtes, de quelques lignes à peine, 
comme, dans le dhvân d'un poète, les 
rapsodes arabes mettent au bout les pièces 
composées de quelques vers, les distiques 
et les épigrammes./ 

Ces épanchements rapides, où la rime 
résonne à voiées régulières comme le tin- 
tement d'une cloche ', représentent dans 



i. Cette comparaison est donnée comme de 
Mahomet lui-même Jans lbn Khaldoûn, Prolé- 
gomènes (tr. de Slane,) I, p. 1 85 et 2o3. 



ET L'ISLAMISME 



49 



le Coran la première période de la pro- 
phétie. La phrase est courte, hachée, en- 
trecoupée ; on dirait qu'elle scande cha- 
cun des spasmes du malade, alors 
qu'Allah lui envoie au milieu des con- 
vulsions sa parole accablante '. Les gens 
de sa tribu, les Koi aischites, témoins de 
ce spectacle, s'acharnaient à le traiter de 
possédé (madjnoûn), à cause de la coïnci- 
dence de ses troubles nerveux avec ses 
apostrophes véhémentes. 11 relevait vo- 
lontiers le reproche pour rappeler qu'a- 
vant lui « il n'y avait pas eu de prophète 
qui n'eût pas été traité de sorcier ou de 
fou » (Coran, li, 52). N'était-ce pas « la 
révélation du maître des mondes, que 
l'esprit fidèle faisait descendre sur son 
cœur d'apôtre afin qu'il la propageât 
dans une langue arabe claire » (Coran, 
xxvi, iq2-ig5)? La surexcitation de la 
pensée, la concision de la forme, la vi- 
bration sonore des rimes, voilà, en dehors 
des autres indices, le critérium qui per- 



Coran, lxxiii, 5. 












-° I A SCIENCE DES RELIGIONS 

met Je discerner la facture des « feuillets 
annoblis, élevés, purifiés ' », qui doivent 
être placés à la fois par la chronologie et 
par noire admiration comme les premiè- 
res pages du Coran. 

L'exubérance de l'imagination, la per- 
fection du style ne restèrent pas à cette 
hauteur pendant les dix ou douze ans qui 
s'écoulèrent entre les débuts de l'apostolat 
de Mahomet et sa fuite à Yathrib en 622. 
La grande division des sourates, d'après 
leur provenance, vaguement rappelée par 
la mention soit de la Mecque, soit de 
Médine; a pénétré jusque dans la rédac- 
tion officielle du Coran. Une troisième 
catégorie comprend les morceaux dont 
le lieu d'origine est discuté. Dans nos 
exemplaires manuscrits et imprimés, 
chacun des chapitres ouvre par une 
présomption canonique à cet égard, 
puis vient le nombre des versets, en- 
fin, excepté en tète de la neuvième sou- 
rate, la laineuse invocation : « Au nom 



1 . Coi\i 



n, lxxx, r 3, 




ET I. ISLAMISME 3 I 

d'Allah, le Rahmân miséricordieux » '. 
Une massore aussi rudimentaire était 
une ébauche imparfaite qui appelait des 
compléments et des rectifications. Le 
Fihrist (p. 25) contient un essai d'ordon- 
nance générale qui paraît remonter au 
commencement du m e siècle de l'hégire. 
11 ne diffère pas sensiblement de celui 
que M. Nœldeke, dans son Histoire du 
Coran(p. 47), a emprunté à un auteur du 
v c siècle. Dans l'un et dans l'autre, on 
applique aux morceaux entiers ce qui 
s'ouvent n'est vrai que pour le commen- 
cement, et on les traite comme s'ils 
étaient venus d'un seul jet, sans addi- 
tions, sans interpolations, sans un vrai 
travail de marqueterie ou de soudure. 

Nous ne pouvons entrer dans les dé- 
tails de l'inventaire exact que la critique 
moderne a commencé et qu'elle achèvera 



1. Ce n'est pas ici l'endroit île justifier celte 
traduction, où je me suis conformé J l'exemple 
de M. Sprcnger, Das Leben und die Lehi e des 
Moltammad, Berlin, 1861, 3 vol in-8". 









02 ' A SCIENCE DES RELIGIONS 

des chapitres, des fragments et des ver- 
sets. On trouvera dans le Dictionnaire 
de V islam de M. Hugues, en dehors de 
son point de vue personnel, largement 
exposé p. 4 9 3-5i6, aux pages 490-492, 
un curieux parallèle sur trois colonnes de 
« l'ordre chronologique » d'après As- 
Soyoûtî dans son Itkdn, Rodwell dans sa 
traduction du Coran et Muir dans sa Vie 
de Mahomet. Pour être complet, il au- 
rait dû ajouter dans deux autres colonnes 
les hypothèses de G. Weil dans son Mo- 
hammed le prophète et les suggestions si 
instructives de M. Nœldecke dans son 
Histoire du Coran. 



Nous nous contenterons d'énumérer et 
de passer en revue les grandes divisions 
de la vie du Prophète en leur rapportant 
respectivement les symptômes dominants 
de l'influence successive qu'elles ont 
exercée sur les accents de la prophétie. 
Les années, qui précèdent l'hégire, peu- 
vent être réparties en trois périodes : 



ET L'ISLAMISME 



53 



i° Visions célestes et hallucinations, 
vers 6 io ou 612 de notre ère. Les versets, 
par lesquels débutent les chapitres xcvi 
et lxxiv sont, nous l'avons dit, de cette 
époque. 

Il se pourrait que les compilateurs du 
Coran eussent admis quelques médita- 
tions antérieures de Mahomet, quelques 
fragments poétiques sans tendances au- 
tres que les tendances monothéistes d'un 
hanîf. Les sourates, qui pourraient bien 
être antéislamiques, sont les sourates 1, 
eu, cix-ckvi, cxix-cxxvi. Le vague de ces 
élucubrations poétiques interdit de les 
dater avec une rigueur mathématique. Si 
le mètre ne faisait pas défaut, ces mor- 
ceaux auraient pu aussi bien être insérés 
dans le Kitâb aUagâni ou dans la Ha- 
inâsa, que dans le Coran. Le souffle qui 
les anime semble appartenir à une âme 
|eune et ardente. Elles sont évidemment 
parmi les plus anciennes paroles d'Allah, 
un peu avant ou un peu après la sourate 
du sang coagulé. Celle-ci est la vocation 
du Prophète qui se considère comme ap- 



•M 



I.A SCIENXE DES RELIGIONS 



pelé à régénérer sa tribu, à purifier k 
Ka'ba des idoles qui la souillent. 



2» Lutte du prophète contre l'opposa 
tion des Koraischites, dont la majorité 
se refuse à le suivre et « à marcher dans 
les voies d'Allah ». Pour vaincre leur 
résistance, Mahomet fuit un tableau en- 
chanteur du sort réservé aux vrais 
croyants, tandis qu'il menace de l'enfer 
ceux qui persistent dans leur égarement. 
L'abus des mots qui signifient guider, 
diriger, chemin, conduite, est significatif 
comme réminiscences involontaires du 
métier que Mahomet avait exercé avant 
son mariage avec Khadidja. 

Les premières conversions ne dépassè- 
rent pas le cercle de la famille du pro- 
phète : en dehors de sa femme et de ses 
filles, il eut d'abord pour adhérents ses 
deux tils adoptifs Ali et Zaid, puis son 
gendre Othmàn, enfin la plupart de ses 
parents, les Hàschimites. 

Aboû Bekr, un de ses amis intimes qui 
appartenait à la tribu des Banoù Taim 



KT I. ISLAMISME 



55 



établis à La Mecque, fut le premier étran- 
ger, qui, dès le début, prit parti résolu- 
ment pour la doctrine nouvelle et la fit 
profiter de la situation personnelle, que 
lui avaient value une large aisance et un 
caractère d'une droiture inflexible. 

L'appui de ce personnage n'empêchait 
pas que le Prophète se débattit dans l'im- 
puissance. Il ne voyait venir à lui que de 
pauvres gens et des esclaves, éblouis par 
la perspective des jardins de délices et des 
hoûris aux yeux noirs, dont il leur traçait 
un tableau enchanteur comme compensa- 
tion dans la vie future à leurs misères du 
présent. La Mecque défendait ses idoles 
attaquées. Allât, Al-'Ouzzàet Manât,pour 
ne rappeler que les divinités mentionnées 
dans le Coran (r.ur, 19 et 20), restaient 
debout dans la Ka'ba, d'où Allah, leur 
« associé » d'autrefois ', cherchait en vain 
à les expulser. 

Malgré l'insuccès relatif de la prédica- 
tion, malgré les railleries dont elle est 



I 






1 . Coran, vi, 1 -'7 ■ 






56 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



l'objet et les accusations d'imposture 
qu'elle provoque, le Prophète n'est pas 
découragé. Son allure reste militante, son 
langage acéré, sa conviction absolue 
qu'au jour de la victoire « on verra les 
hommes entrer dans la religion d'Allah 
en masses compactes » (Coran, ex, 2). 

En attendant cette adhésion unanime, 
la petite confrérie, en dépit de l'ombre 
dont elle s'enveloppe, ne se sent pas en 
sécurité à La Mecque et, en 6i5, une 
partie de ses membres se décide à traver- 
ser la Mer Rouge et à chercher un asile 
auprès du Négus, roi d'Ethiopie. 

3° Homélies remplies de légendes rab- 
biniques, chrétiennes et arabes, destinées 
à propager la foi nouvelle parmi les juifs, 
les chrétiens et les païens de La Mecque.' 

Un événement décisif fait sortir l'isla- 
misme de la maison d'Arkam, de l'ora- 
toire où il cachait discrètement ses lents 
progrès. Vers 616, Omar, jusque-là un ' 
des adversaires les plus acharnés de Ma- 
homet, devient avec éclat un de ses plus 






ET I. ISLAMISME 



57 



ardents alliés. Ce transfuge du paganisme 
apporte dans le camp, dont il veut désor- 
mais assurer la défense et l'extension, la 
fougue de sa nature et la passion de ses 
vingt-six ans. Ce n'est plus dans les fau- 
bourgs que les partisans d'Allah se ca- 
cheront comme des conspirateurs. L'isla- 
misme se produira au grand jour et ré- 
clamera non pas seulement la tolérance 
de son culte dans la Ka'ba, mais la re- 
connaissance officielle de ses droits exclu- 
sifs sur ce qui est encore le panthéon cies 
tribus arabes. Allah va devenir un Dieu 
jaloux, comme le Dieu d'Israël, et récla- 
mer pour lui seul la possession de sa 
maison. 

Dans un moment d'oubli, les trois 
déesses, dont nous venons de parler, Al- 
lât, la parèdre d'Allah; Al-'Ouzzâ, la 
parèdre du dieu Al-'Azîz, dont le nom 
propre 'Abd Al-'Azîz ' a conservé la 



' 



I. Les musulmans expliq 



uent Al- A\U * ^ c 
e un attribut d'Al- 



puissant » dans ce nom connu 

lâh, 'fM Al-'Azîz étant synonyme de Abd Allah. 






58 



l-A SCIENCK DES RELIGIONS 



trace; enfin Manât avaient trouvé grâce 
^vant Mahomet qui, par des conces- 
sions, espérait gagner les infidèles, Con- 
vaincu de son erreur, il la condamne dès 

le lendemain avec véhémence : « De quel 
droit, s'écrie t-il, auriez vous une des- 
cendance mâle, tandis qu'Allah aurait 
un entourage de femmes? ' » Mahomet 
ne s écartera plus du monothéisme puri- 
fie, qu'il proclame une confirmation et 
une continuation de ce qu'avant lui les 

gens du Livre, c'est-à-dire les juifs et les 

chrétiens, ont reçu du vrai Dieu par l'en- 
tremise de leurs prophètes. Son horizon 
ne dépasse pas encore sa ville natale- ,1 

Cherche à y implanter et à y enracinera 
doctrine en faisant appel à h, fois aux 
sentiments et aux intérêts. 

La troisième période, la plus produc- 
tive de toutes au point de vue littéraire 
s étend depuis l'émigration en Ethiopie' 
, Ve ! S0 "' Jusqu'au moment où Mahomet 
1^-mëme, e„ 622, se décide à quitter La 

i. Coran, lui, 2 1. 



ET I.'iSI.AMISME 



5 o 



Mecque. Cinquante sourates environ ap- 
partiennent, dans leurs parties essentiel- 
les, a l'effort incessant qu'avec une rare 
persévérance le Prophète s'imposa pour 
faire triompher à La Mecque sa supré- 
matie sinon temporelle, du moins spiri- 
tuelle. Le rhéteur et l'orateur ont tué en 
lui le poète. La parole d'Allah s'est cal- 
mée Liie ne s'exhale plus en apostrophes 
virulentes, pleines d'exaltations et d'en- 
thousiasme, précédées de crises nerveuses 
et accompagnées de troubles cérébraux. 
C'est par la persuasion froide, par le rai- 
sonnement, par d'habiles plaidoyers en 
faveur de sa cause, que le Prophète essaie 
d'amener à lui ceux qui sont restés sourds 
à ses exhortations et à ses imprécations 
d'autrefois. 

La logique n'a pas plus de prise sur les 
habitants de la Mecque que n'en avait eu 
l'éloquence. Alors Mahomet commence à 
tourner les yeux vers le dehors. Ses émis- 
saires sont allés à Yathrib et y ont cons- 
taté des dispositions favorables pour sa 
personne et pour sa mission religieuse. 












6o 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



■ 



Pourquoi s'obslinerait-il à dédaigner un 
concours actif qu'on lui promet, pour- 
quoi ses visées resteraient-elles enfermées 
dans l'enceinte de La Mecque, où elles 
sont tournées en dérision, où elles ren- 
contrent une opposition malveillante? 
L'allocution « ô hommes! » entre dans le 
Coran, au moment où le Prophète, dé- 
goûté de ses compatriotes, habitue peu a 
peu son esprit à l'idée, révolutionnaire 
pour l'époque, de déserter sa tribu pour 
s'appuyer contre elle sur les habitants 
d'une autre ville, sur les membres d'une 
autre famille. 

En 622, Mahomet, résolut à frapper 
un grand coup, ht partir d'abord ses 
principaux adeptes; puis il partit le der- 
nier, ou plutôt il « s'enfuit » secrètement 
de La Mecque. L'hégire (littéralement : 
la fuite) réussit, parce que le secret fut 
bien gardé. La disparition clandestine de 
l'apôtre fut suivie de son entrée triom- 
phale à Yathrib", qui devait bientôt rece- 
voir le nom de Medînat an-nabi « La 
ville du Prophète », plus brièvement de 



ET I. ISLAMISME 






6l 



Al-medîna « La ville » par excellence, 
Médine. 



A ces trois divisions ajoutons : 4 Code 
musulman primitif et pièces politiques 
dans les vingt sourates promulguées à 
Médine qui, dans le Coran, représentent 
les années entre l'hégire, le 20 septembre 
622, et la mort du Prophète, le 8 juin 
632. 

Le temps des appels à la conciliation 
est passé. C'est en vainqueur que Maho- 
met doit rentrer dans sa patrie. Ceux des 
Koraischites qui n'ont pas suivi le Pro- 
phète ne sont plus pour lui des frères, 
mais des ennemis. Le monothéisme mu- 
sulman, réservé d'abord comme une fa- 
veur pour une tribu privilégiée, doit de- 
venir la religion nationale de la péninsule 
arabique. Toutes les tribus, qu'attirent à 
la Ka'ba les rites de leur culte et les inté- 
rêts de leurs transactions commerciales, 
sont conviées à bénéficier de la rénova- 
tion apportée, imposée par Mahomet. 

Pour les gagner plus sûrement, il n'iié- 

t 









62 



I.A SCIENCE DES RELIGIONS 



site pas à leur emprunter nombre de leurs 
usages, comme, par exemple, l'autorisa- 
tion de la polygamie, comme la tolérance 
pour la polyandrie, comme la trêve des 
quatre mois sacrés, comme aussi la con- 
ception du pèlerinage annuel coïncidant 
avec les foires et les marchés de La Mec- 
que. L'homme d'action et le législateur 
se mettent d'accord pour que celui-ci or- 
ganise les rouages de ce que celui-là aura 
conquis par le secours d'Allah. 

Les ressources infinies de l'esprit de 
Mahomet lui ont permis de jouer un tri- 
ple rôle : il a été le prophète de la foi 
nouvelle; il devient le général de ses lé- 
gions grossissantes, et en même temps l'ar- 
bitre de la population de plus en plus 
nombreuse qui l'accepte degré ou de force 
comme son chef temporel et spirituel. La 
parole sert désormais à des proclamations, 
à des ordres du jour, aux prescriptions 
d'un code souvent contradictoire, où la 
décision d'aujourd'hui abroge la décision 
d'hier. 

Les épisodes principaux de cette cam- 



ET LISI.AMIt.ME 



03 



pagne sont la victoire de Bedr en 62 \, la 
défaite de Ouhoud en 62.Ï, la revanche 
par la prise de La Mecque en 63o. Lors- 
que Mahomet mourut le S juin 632, l'u- 
nité religieuse de l'Arabie était, pour ainsi 
dire, un fait accompli. La soumission dé- 
finitive du Yémen, obtenue en 633, 
prouva que l'œuvre de Mahomet était 
destinée à lui survivre. 



*3£ 



4p 






^ 









m 



Les fondateurs de religions, ces hom- 
mes de rêves et d'extases, se sont 
manifestés dans leur essence particulière 
aux populations qui les entouraient. 
Grande eût été la surprise de ceux dont 
la mission a été continuée avec succès 
après leur mort dans le temps et dans 
l'espace, si, par la faveur d'une vision, 
ils eussent pu aperce\oir le couronne- 
ment de l'œuvre, qu'ils avaient laissée 
inachevée et à peine ébauchée. Pour ne 
point nous aventurer au-delà des religions 
sémitiques monothéistes, ni Moïse, ni 
Jésus, ni Mahomet, n'ont prévu, le pre- 
mier la persistance de sa doctrine et la 



Cû 



I.A SCIENCE DES RELIGIONS 



dispersion de son peuple, les deux autres, 
le mode et les conditions d'expansion de 
leurs idées transportées à travers le monde 
par la masse toujours plus compacte des 
chrétiens et des musulmans. 

Ce que les prophètes d'Israël ont été 
pour le judaïsme, ce que saint Paul a été 
pour le christianisme, Aboû Bekr et Omar 
l'ont été pour l'islamisme. Ceux-ci ont 
réalisé et rendu viable la pensée du maî- 
tre. De même que le législateur chez Ma- 
homet s'était doublé d'un guerrier, ses 
deux premiers vicaires (c'est le sens du 
mot arabe khalife), s'inspirant de son 
exemple, ont fait concourir à la propa- 
gande les deux forces de la parole et de 
l'épée. 

La conquête de la Syrie par Aboû Bekr, 
la conquête de la Perse par Omar, ne 
constituent pas seulement des extensions 
de territoire pour le khalifat naissant, 
c'est le centre de gravité de l'islamisme 
déplacé, c'est la religion de l'Arabie dé- 
bordant au-delà de ses frontières naturel- 
les pour envahir successivement le sud- 



KT I. ISLAMISME 



ouest de l'Asie, le nord de l'Afrique et 
toute l'Europe méridionale. Le phéno- 
mène qui, par la fusion d'éléments ai iens. 
a transformé le judaïsme exclusif, raide 
et national en une religion comme la re- 
ligion chrétienne, largement accessible, 
souple et universelle, s'est reproduit au 
jour où l'islamisme s'est trouvé en con- 
tact avec la Perse. 11 a failli sombrer dans 
le mouvement que l'ingérence des vaincus 
a imprimé à la marche des idées que les 
vainqueurs leur apportaient. Mais le Co- 
ran interprété, peut-être dénaturé, est 
resté debout. Les écoles théologiques se 
sont fondées, des opinions divergentes 
ont été opposées les unes aux autres, mais 
sans que les partisans d'Alî eux-mêmes, 
les schî'ites, sortissent du giron. D'une 
part, l'alphabet sémitique des Arabes a 
détrôné la vieille écriture zende dans la 
transcription d'une langue indo-euro- 
péenne, mais, d'autre part, dès le ii e siè- 
cle de l'hégire, les Persans avaient gagné 
la maîtrise des sciences religieuses et des 
sciences profanes, y compris la direction 



68 



I.A SCIENCE DES RELIGIONS 



même des études relatives à la grammaire 
arabe. 

Cette prépondérance, qui rappelle l'in - 
Huence grecque sur Rome, ne pouvant 
être contestée, on avait imaginé de la 
faire annoncer par le Prophète lui-même 
dans ce hadîth apocryphe : « Si, aurait-il 
dit, la science était suspendue aux voû- 
tes du ciel, il se trouverait parmi les Per- 
sans des hommes pour l'atteindre '. » 

Les discussions dogmatiques, qui ar- 
ment les sectes les unes contre les autres, 
sont des guerres civiles peu dangereuses 
pour un empire religieux solidement 
constitué. Le troisième khalife, Othmân, 
avait senti la nécessité d'établir une ré- 
daction officielle du Coran Frappé de 
1 inconvénient que présentaient l'incerti- 
tude des leçons et la multiplicité des va- 
riantes, Othmân chargea Zaid ibn Thàbit 
et quelques Koraischites de fixer le texte 
canonique, immuable, seul authentique, 



i. Ibn Khaldoûn, Prolégomènes (ir. de Slane), 
111, p. 3oo. 



ET L'ISLAMISME 



6 9 



du livre sacré. Les documents originaux 
tracés sur des étoffes, sur des feuilles de 
palmier, sur des omoplates de chameau, 
sur des pierres, furent anéantis, comme 
des témoins contradictoires. Les éditions 
parallèles furent supprimées. La légende 
nous a conservé le souvenir d'un im- 
mense autodafé. 

Une fois l'unité du texte consacrée, il 
pouvait sans risque être livré en pâture à 
la subtilité et aux investigations des théo- 
logiens. La vaste littérature des commen- 
taires et des traités de jurisprudence est 
intéressante pour les historiens du droit 
canon ; car les musulmans réunissent dans 
un même code la loi civile et la loi reli- 
gieuse. Mais les fidèles s'inquiètent peu de 
savoir si le Coran a été créé ou bien a 
existé de toute éternité '. De pareilles con- 
troverses ne sortent pas de l'enceinte des 
écoles. 



1. Ibii Khaldoûn, Prolégomènes (tr. de Slane), 
lit, p. 57; A. von Kremer, Geschichte dev herr- 

schenden Idecu des Islams, p. 233 et suiv. 









~o 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



Pendant que l'on agite ces questions 
théoriques, les mosquéss offrent l'hospi- 
talité de leurs voûtes et de leurs arcades 
aux âmes pieuses qui se recueillent dans 
la lecture par excellence. 

C'est par un acte de dévotion indivi- 
duelle que le musulman vient réciter à 
voix basse le texte sacré. Il parcourt le 
cycle entier du Coran, soit en quarante, 
soit en trente, soit en sept, soit même en 
trois jours. Cette récitation ne fait pas 
double emploi avec le culte public, où 
l'invocation du début (sourate i") et l'af- 
firmation du monothéisme (sourate 112I 
ont seules été admises dans la liturgie. 
C'est un supplément facultatif;! la prière, 
qui n'est l'objet d'aucune injonction, c'est 
un luxe plus accessible que ie goût si ré- 
pandu de rendre hommage à la parole 
d'Allah en consacrant son temps et ses 
veilles a des copies artistiquement écrites, 
brillamment enluminées. L'exécution de 
ces merveilles calligraphiques n'est pas à 
la portée même des plus ardents : ils se 
sont contentés de lire, de relire et d'ap- 



' 



ET [.ISLAMISME 71 

prendre par cœur la collection des cent 
quatorze sourates. 

Si des prescriptions aussi compliquées 
avaient été placées comme des obstacles 
sur le chemin de l'islamisme, la foule ne 
s'y serait pas pressée aussi compacte, les 
adhésions eussent été plus tièdes et moins 
nombreuses, le prosélytisme ne continue- 
rait pus à grossir sans cesse les rangs des 
populations musulmanes. 

Par quelles qualités spécifiques expli- 
quer la merveilleuse fortune de la religion 
dont Allah est le dieu, et Mahomet le pro- 
phète? Aujourd'hui encore, les popula- 
tions à demi-barbares de l'Afrique cen- 
trale, placées entre l'Evangile et le Coran, 
se laissent plus facilement gagner à l'isla- 
misme qu'au christianisme. D'où provient 
cette force d'expansion, qui défie les riva- 
lités, qui triomphe de haute lutte dés 
qu'elle trouve l'occasion de se déployer? 

C'est là un problème auquel les conver- 
sions récentes, non seulement en Afrique 
centrale, mais encore au Tibet, en Chine, 



7 2 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



dans le Tui kestan oriental, en Abyssinie, 
donnent un regain d'actualité. 

Nous pensons que l'extrême simplicité 
des éléments constitutifs de la religion 
musulmane en a favorisé dès l'origine la 
diffusion, en assure encore aujourd'hui 
les progrès. Dans ce cadre vaste, flexible 
et mobile, chacun peut faire entrer, sans 
le rompre, ses idées, ses convictions et ses 
espérances, sans trop les violenter, pourvu 
qu'elles ne tiennent ni de l'athéisme, ni de 
l'idolâtrie. 

Les cent so-rT^lfc^Tûitee millions de 
musulmans se distinguent par des concep- 
tions très diverses sur ce monde et sur 
l'autre. On ne compte pas moins de 
soixante-treize sectes ', dont quatre ortho- 
doxes, celles des Hànifltes, des Schâfi'ites, 



*fr 



i. Do/y. Essai sur l'histoire de l'islamisme, tra- 
duit du hollandais par Y. Chauvin, p. 196. J'ai 
cherché à meure en relief mon point de vue sur 
le manque d'originalité et sur la souplesse de 
1 islamisme dans un article consacré au livre de 
l'ozy; voir Revue critique d'histoire et de littéra- 
ture, 1882, I, p. 148-149. 






ET L ISLAMISME 7 j 

des Mâlikites et des Hanbalites. Ajoutez 
à cela les gens suspects de ces tendances 
schi'ites avouées ou latentes, qui, avec les 
Fâlimides d'Egypte, ont revendiqué jus- 
qu'au titre de khalifes. Ce sont encore les 
soûfîs absorbés dans leur mysticisme, ce 
sont aussi les affiliés d'associations secié 
tes aux ramifications étendues '. 

Mais, en dépit de ces classifications par- 
fois arbitraires, de ces frontières variables 
et mal dessinées, le faisceau de l'islamisme 
a résisté. L'arbre ne renie aucune de ses 
branches, même de celles qui, à distance 
de la racine, ont décrit lescouibes les plus 
tortueuses. 

Le mot arabe islam, signifie « soumis- 
sion, abandon complet ». Il exprime Pab- 



1. P. cTEstournelles de Constant, Les sociétés 
secrètes che% les Arabes et la conquête de V Afri- 
que du N01 d dans la Revue des Deux-Mondes 
du 1" mars [886, p. 100 et suiv.; Eriust Meyer, 
Les associations musulmanes dans les Annales ae 
l'École libre des Sciences politiques du i5 avril 
1886, p. 2014-306. 

5 






74 



l.A SCIENCE DES RELIGIONS 



dication de la volonté humaine devant la 
volonté divine. « Aujourd'hui, dit Allah, 
J ai complété pour vous voue religion, 
parlait sur vous ma bienveillance, et agréé 
en votre faveur Visldm comme religion '. » 
L idée de la prédestination divine abso- 
lut es» comme impliquée dans ce dogme 
primordial ; car « Allah, qui est la lumière 
deb deux et de la terre, dirige, grâce à sa 
lumière, qui il veut » '-. 

La toute-puissance d'un Dieu unique, 
la faiblesse de la créature, mise en de- 
meure d'opter entre la résignation et la 
révolte, voilà le fond de l'islamisme. 

Dans des régions brûlées par le soleil, 
où la fatigue des corps produit un affais- 
sement général, l'élite des esprits sentira 
seule ce qu'a d'humiliant pour l'homme 
le renoncement de soi-même, la négation 
de la liberté, l'absence de la responsabi- 
lité. Des philosophes, des penseurs cher- 
cheront à concilier la conscience de leur 



i . Coran, v, b. 
2 Coran, xxiv, 



ET L ISLAMISME y 5 

dignité morale avec l'interveniion con- 
stante de la Providence dans leur marche 
aveugle. Mais ni la dissidence des Mou- 
'tazilites, ni les démonstrations successives 
d'un Avicenne (Ibn Sînâ), d'un Gazâlî, 
d'un Averroès (Ibn Rotchd), n'empêche- 
ront les princes de trouver dans la doctrine 
du fatalisme une excuse pour leurs fautes, 
un appui pour leur despotisme, les sujets 
un prétexte pour se laisser aller à leurs 
passions, pour s'abandonner mollement 
au courant d'une vie dont ils ne sont pas 
les arbitres. 

Le musulman ' est tenu d'accepter 
comme des vérités préétablies, trois dog- 
mes fondamentaux : 

i° L'unité d'Allah, le seul dieu; 



1. En arabe, mouslim '< celui qui se soumet ». 
Les Persans ont ajouté au terme primitif leur fi- 
nale au, ont modifié la prononciation des voyelles 
à l'intérieur du mot, et sont arrivés à diremu- 
s»/»ufii,fe-ue nous leur avons emprunté mm*s «*#■* ' 



chanqemen 






7 G 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



2° La prophétie de Mahomet, l'envoyé 
d'Allah ; 

3° La résurrection au jour du jugement 
dernier. 

Ces trois axiomes ont pour corollaires : 

i° Les études ^métaphysiques sur « le 
maître tout-puissant, qui n'a point en- 
tamé et qui n'a pas été enfanté, qui n'a 
point d'égal ' » et sur ses « excellents 
noms 2 » ou attributs, au nombre de qua- 
tre vingt-dix-neuf ; 

2° Les recherches sur les moindres pa- 
roles attribuées au dernier et au plus grand 
des prophètes, afin de constituer avec l'en- 
semble de ces hadîth, comme on les ap- 
pelle, des recueils destinés à combler les 
lacunes du Coran par une sorte de tradi- 
tion complémentaire, appelée la sounna, 
et dont l'autorité, acceptée par les ortho- 
doxes, nommés pour ce motif sommités, 
est rejetée par les schî'ites ; 

3° Les tableaux plus ou moins imagi- 



i. Coran, cxir, 2-4. 

2. Ibii., vu,- i-i|. 



ET L'ISLAMISME 



77 



naires d'une eschatologie destinée à frap- 
per les esprits et à compenser l'absence 
d'une éthique catéchisée par l'espoir des 
récompenses célestes, par la crainte du feu 
de la géhenne '. 

Les obligations pratiques, qui assurent 
au musulman la faveur d'Allah dans cette 
vie et les jouissances éternelles promises 
par lui dans l'autre, sont plus compliquées 
et plus encombrantes. Les cinq « piliers-» 
canoniques de la religion sont les ablu- 
tions, la prière, le jeûne, le pèlerinage, 
l'aumône. 

Ce n'est qu'après s'être débarrassé de 
toute souillure qu'il est permis de procé- 
der à la prière. Les formules, dont elle se 
compose, doivent être récitées dans un or- 

i. Le plus curieux traite d'eschalologie musul- 
mane est La pierre précieuse de Gazâli, demi 
M. L. Gauthier a publié le texte arabe avec une 
traduction française (Genève-Bâle-Lyon , 1878). 
L'ouvrage a seulement le défaut, comme tout ce 
qu'a écrit Gazâlî, d'être plus subjectif qu'objectif. 

2. Coran, 11, i.So . 






78 



I.A SCIENCE DES RELIGIONS 



cire prescrit et accompagnées de postures 
déterminées par l'usage. Cinq fois par 
jour, le mou'atfin annonce du haut des 
minarets que l'heure de la prière est ve- 
nue. Chacun se tourne alors vers la kibla, 
c'est-à-dire dans la direction du temple de 
La Mecque, et récite ses oraisons dans 
l'endroit où il se trouve. Le culte public 
et la prédication ou khotba de l'imâm sont 
réservés pour le service hebdomadaire, 
qui, chaque vendredi vers midi, est célébré 
dans la mosquée principale. 

Quant au jeûne, il se prolonge pendant 
tout le neuvième mois, le mois de rama- 
dan. Chaque jour, l'abstinence la plus 
stricte est commandée depuis l'aurore jus- 
qu'au coucher du soleil. Mais le Coran 
lui-même prévoit des dispenses, non seu- 
lement pour le malade et le voyageur, 
mais encore pour celui qui, tout en étant 
de force pour supporter la privation, se 
rachèterait en subvenant aux besoins d'un 
pauvre. 

Le pèlerinage devait, dans la pensée du 
Prophète, amener chaque année tous les 



ET L ISLAMISME 



79 



musulmans au rendez-vous de la Ka'ba. 
Mais de sages restrictions ont limité l'ac- 
complissement de ce devoir à un pèleri- 
nage unique, que chaque homme est tenu 
d'accomplir pendant sa vie. Les carava- 
nes qui, chaque année, convergent vers La 
Mecque de tous les points du monde mu- 
sulman, attestent la vitalité de l'islamisme 
et maintiennent un lien étroit entre ses 
membres épars. 

Enfin l'aumône légale est une véritable 
capitation imposée tant pour le soulage- 
ment de la misère que pour les dépenses 
obligatoires de la communauté. On de- 
vine aisément combien cet impôt de sanc- 
tification (tel est le sens de son nom \a- 
kât) a dû favoriser, avec les mœurs finan- 
cières de l'Orient, l'arbitraire et les exac- 
tions aussi bien des princes que des wâli 
et des percepteurs. 

Dans cet exposé, j'ai omis plusieurs au- 
tres prescriptions, qui caractérisent l'isla- 
misme, comme les suivantes : la guerre 
sainte, le djihâd érigé en principe, sorte 
de croisade tempérée seulement par des 









8o 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



capitulations avec les juifs et les chrétiens ; 
1 interdiction de certains aliments et de 
toutes les boissons enivrantes, le maintien 
delà circoncision, enfin les adoucissements 
apportés au sort des esclaves, mais qui 
risquaient de rester lettre morte, si le 
possesseur s'acharnait contre sa victime. 
Le code pénal était inflexible contre le 
meurtre et l'apostasie, rigoureux à l'égard 
du vol et de l'adultère. 



Le tableau d'ensemble, que j'ai essayé 
de tracer, devrait subir de légères retou- 
ches pour ressembler exactement à ce 
qu'est devenu l'islamisme dans un quel- 
conque des pays où il a conquis la supré- 
maiie. Si l'on excepte le jeûne du rama- 
dan, d'ailleurs corrigé et atténué par les 
excès de table des nuits sans sommeil, et 
l'ambition que porte avec lui chaque mu- 
sulman d'acquérir, comme un titre de 
noblesse, le surnom de hddjî « pèlerin », 
en se montrant au moins une fois dans sa 
vie à La Mecque, pendant le mois dhoïc 7- 
hidjdja (celui du pèlerinage), on reconnaî- 



I 



ET I. ISLAMISME 



8l 



tra que l'islamisme ne pèse d'un poids 
trop lourd ni sur les esprits, ni sur les 
existences de ses adhérents. 11 sait, du 
reste, s'accommoder aux nécessités et se 
transformer selon les besoins. C'est une 
puissance avec laquelle il faut d'autant 
plus compter qu'elle excelle à se dissimu- 
ler. 

L'islamisme qui, d'après son comput, 
commence actuellement son quatorzième 
siècle d'existence, a su, par la double pro- 
pagande de l'épée et de la parole, imposer 
sa suprématie aux Arabes, aux Syriens, 
aux Persans, aux Afghans, aux Turcs, 
aux Tartares, aux Indiens de l'Archipel 
et d'une partie de l'Hindoustan, aux ha- 
bitants de l'Afrique du Nord, depuis l'E- 
gypte jusqu'au Maroc, enfin aux indigè- 
nes du Sénégal. ■ • ' :ù - n ■■■ ■ ; 

C'est à dessein que je n'ai pas compris 
dans cette énumération les pays comme la 
Chine, où l'islamisme n'est pas prépondé- 
rant, mais où il poursuit sa marche en 
avant pas à pas dans une progression 
constante, sans jamais reculer. 



82 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



S'il est permis d'augurer de l'avenir par 
le spectacle de ce qui se passe sous nos 
fv yeux, l'islamisme n'a plus rien à espérer 
en Europe, où le sultan de Constantino- 
ple, souverain temporel et spirituel selon 
les vraies traditions du khalifat, est con- 
traint à défendre les lambeaux de son 
empire contre les princes qui, de toute 
part, aspirent à s'y tailler un manteau à 
leur taille; mais de larges compensations 
sont réservées à la religion de Mahomet 
en Asie et en Afrique, où de plus en plus 
retentira la parole en laquelle se résume 
l'islamisme : « Il n'y a de dieu qu'Allah, 
Mohammad est le prophète d'Allah ». 






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•^Çp* >^Çh- >-4Ç^* ■^* hÇn «^* -4JN * j îÇ^ *-o* "O- 



IV 



A utant l'islamisme est largement ou- 
XX vert aux concessions et aux transac- 
tions dans l'enceinte de son contour, au- 
tant il est fermé aux influences du dehors, 
autant il est replié sur lui-même pour se 
défendre contre toute atteinte. « Choisis 
le pardon, dit Allah ', ordonne la gé- 
nérosité et détourne toi des infidèles. » 
Le sentiment de la défiance à l'égard de 
l'étranger est enfoncé, comme une flèche 
empoisonnée, dans le cœur de tout mu- 
sulman. N'y a-t-il aucun moyen de l'en 
extraire, la plaie est-elle trop profonde 
pour qu'on puisse essayer de la guérir? 

i . Corail , vu, i (|8 






■ 



«4 



l-A SCIENCE DES RELIGIONS 



Avant de nous séparer, Messieurs, je 
vous demande la permission de vous faire 
connaître mon diagnostic dans tout son 
optimisme, mais aussi de vous dire en 
toute franchise et avec un certain pessi- 
misme que nous ne combattons pas le mal 
par des moyens efficaces et que nous ris- 
quons de le voir empirer, à moins que 
nous ne changions de méthode. 



Après l'Angleterre, la France est le pays 
de l'Europe le plus intéressé à faire cesser 
le malentendu entre les chrétiens et les 
musulmans, à sceller définitivement la ré- 
conciliation des vaincus avec leurs vain- 
queurs. Qu'on ne s'avise pas de supposer 
qu'on obtiendra le consentement des es- 
prits récalcitrants, à la condition de laisser 
les convictions religieuses libres, les con- 
sciences indépendantes. 

Un diplomate éminent, un des ouvriers 
de la première heure dans rétablissement 
de notre protectorat en Tunisie, M. P. 
cTEstournelles de Constant, a montré quels 
services sa connaissance des Arabes aurait 



ET I. ISLAMISMK 



85 



pu continuer à nous rendre en terre mu- 
sulmane par les réflexions suivantes ' : 

« Il n'y a pas dans le monde arabe d'ins- 
titution politique qui n'ait pour base la 
religion. L'école et le tribunal sont dans 
la mosquée; le peuple ne se compose pas 
de citovens, mais de fidèles; les hordes qui 
s'opposent à nos conquêtes ne se recru- 
tent pas des volontaires, mais des croyants ; 
la guérie ne fait pas de ces croyants des 
soldats, mais des fanatiques; c'est l'éten- 
dard seul du Prophète qui peut conduire 
à la victoire un musulman. » 

L'union intime du temporel et du spi- 
rituel a été dans le passé la marque de la 
propagande musulmane 2 , elle caractérise 



i. Revue des Deux-Mondes du i" mars [886] 
p. 100. 

2. I.eopold von Rauke, Weîtgeschichte, Y, I. 
p. io3. La mort de l'illustre historien qui. en dé- 
pit de son grand âge avait entrepris la rédaction 
d'une Histoire universelle et l'avait poussée jus- 
qu'aux environs de l'an iooo. a surpris ses ad- 
mirateurs, qui ne se consoleront pas de voir ce 
monument iuachc\ j. 



8C 



l.A SCIENCE DES RELIGIONS 



aujourd'hui la résistance que l'islamisme 
oppose à nos idées, à notre langue, à notre 
domination. 

Pour être en état d'affronter la lutte à 
armes égales, il faut que les représentants 
de la France, à tous les degrés, soient ini- 
tiés non seulement à l'idiome, mais encore 
à la religion de ceux qu'ils prétendent 
gouverner. Le concours des interprètes, 
pour excellents qu'ils soient, ne suppléera 
jamais à l'entretien spontané, intime, fa- 
milier, entre deux hommes qui, tout en 
conservant les distances, échangent direc- 
tement leurs idées et les modifient l'un 
au contact de l'autre L'action de nos fonc- 
tionnaires, préfets, sous-préfets, adminis- 
trateurs civils, commandants militaires, 
conseillers, juges, percepteurs, etc., etc. , 
ne s'exercera d'une manière vraiment dé- 
cisive sur les indigènes que lorsque ceux- 
ci senti. ont en eux à la fois la supériorité 
de la force et de la science, lorsque, pour 
employer une expression vulgaire, ils 
trouveront en eux à qui parler en toute 
circonstance. L'isolement des exilés, qui 









ET L ISLAMISME 



§7 



vont maintenant en Algérie ou en Tunisie 
comme des disgraciés, cesserait comme 
par enchantement si, instruits par l'exem- 
ple de ce que l'Angleterre pratique avec 
succès aux Indes, nous assurions le recru- 
tement d'un personnel prépaie à l'admi- 
nistration de nos colonies musulmanes et, 
en raison des avantages dont il serait com- 
blé, énergiquement résolu à y commencer, 
à y poursuivre, à y terminer sa carrière. 



La connaissance de l'arabe devant être 
la première condition requise de ceux qui 
posent leur candidature aux fonctions of- 
ficielles en Algérie, en Tunisie, peut être 
également au Sénégal, comment la métro- 
pole pourvoira t-clle à ces besoins recon- 
nus, comment formera-t-elle ces contin- 
gents d'un nouveau genre, cette troisième 
armée destinée à organiser les conquêtes 
delà deuxième, de l'armée coloniale? 

Une solution a été proposée par un 
maître en linguistique qui, bien loin de 
composer une apologie « pour sa mai- 
son », a fait une tentative pour la démo- 



88 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



Hr, et a indiqué, devant un nombreux 
auditoire, comment on apprend les lan- 
gues étrangères, sans avoir recours aux 
procédés scientifiques qu'il a lui-même 
mis en vogue dans notre jeunesse fran- 
çaise «. Impitoyable pour « l'école des 
mots et des dictionnaires », M. Bréal, 
qui a si souvent expliqué les uns et feuil- 
leté les autres, lorsqu'il ne les a pas com- 
posés, s'est déclaré partisan de l'empi- 
risme, de l'éducation de l'oreille, de Ja 
pratique à outrance, de la conversation, 
" fût-ce avec des gens inférieurs en intelli- 
gence et en éducation, de l'acclimatement 
dans un pays pour s'y instruire, non sur 
des pages inanimées, mais dans des rela- 
tions constantes avec les habitants, des 
voyages, où l'air ambiant que l'on respire 



i. La conférence d; M. Michel Bréal a été faite 
à l'Association scientifique, le 27 février 1886. 
Elle a paru dans le Bulletin de l'Association 
(1886), p. 39.1-412; dans la Revue bleue du 
i3 mars 1886, p. 32r-33 4 ; enfin dans la Revue 
internationale de l'enseignement du t5 mars 
1886, p. 235-255. 






ET L'ISLAMISME bq 

apprend mieux que tous les maîtres la 
prononciation des mots, la construction 
des phrases, le maniement de la langue. 
Si celte méthode est la meilleure, si 
l'accumulation du bagage grammatical 
et lexicographique ne peut engendrer que 
des mésaventures analogues à l'odyssée 
lamentable de M. Fr. Gouin, comment 
se fait-il que d'un côté, si j'excepte de 
remarquables exceptions, la grande majo- 
rité des fonctionnaires envoyés en pays 
musulman, comme des diamants bruts 
qu'on a négligé de polir d'avance, aient 
vécu à côté des Arabes, les aient frôlés et 
côtoyés sans se mêler a eux, sans partager 
leur vie, sans comprendre jamais autre 
chose qtie des bribes de ce qu'ils disent, 
sans devenir aptes à discuter leurs idées; 
comment se fait-il, au contraire, que vos 
aines, vos camarades d'hier, ceux à la 
suite desquels vous emboîtez le pas et qui 
viennent de quitier mon enseignement 
théorique pour se lancer dans la vie pra- 
tique, n'aient eu à traverser qu'une très 
comte période de 'tâtonnements, deux ou 



90 



LA SCIENCE DES RELIGIONS 



trois mois à peine, pour se monder capa- 
bles de rendre des services justement ap- 
précies, pour être en état de consacrer 
utilement leurs connaissances patiem- 
ment acquises au maintien du prestige 
que Ja France a conservé et conservera e°n 
Orient? 

Les expériences faites par Je Ministère 
des Affaires étrangères me paraissent avoir 
trop bien réussi pour ne pas tenter le 
patriotisme du Ministère de l'Intérieur 
du Ministère de la Justice, du Ministère' 
des Colonies, du Gouvernement général 
de l'Algérie, du Protectorat de la Tu- 
nisie. 

Le système préconisé par M. Bréal 
convient aux entants pour leur fournir 
cette première couche d'un vocabulaire 
élémentaire, dont on élaguera plus tard 
les éléments de mauvais aloi, au moment 
où on l'enrichira, mais dont on profitera 
dans la recherche d'une culture supé- 
rieure. 

L'enseignement secondaire a déjà d'au- 
tres exigences. En Allemagne, m'assure- 






ET L ISLAMISME 



01 



t-on, les gymnases, ne pouvant attirer à 
eux l'élite de nos maîtres, ont renoncé à 
faire enseigner le français et l'anglais par 
des Français et par des Anglais. 

L'enseignement supérieur s'accommode 
encore moins de collaborateurs qui allè- 
guent comme titre principal le hasard qui 
les a fait naître dans tel ou tel pays. A 
l'Ecole des langues orientales, l'accession 
de répétiteurs indigènes n'a pas réalisé 
les espérances qu'avaient conçues les par- 
tisans de cette innovation '. Ces auxiliai- 
res n'ont commencé à nous seconder avec 
efficacité que du jour où ils ont adopté 
nos habitudes pédagogiques. 



Me sera t il permis de noter ici une im- 
pression personnelle? Pour ma part, j'ai 
constaté un phénomène inverse de celui 
qu'a signalé M. Bréal. Les mots s'impri- 



i. Le gouvernement allemand me paraît se 
créer d'étranges illusions à cet égard dans les 
projets qui ont été élaborés et soumis au Conseil 
fédéral au sujet du Séminaire oriental, qu'il se 
propose de fonder à Berlin. 



92 



r.A SC1ENXE DES RELIGIONS 



ment dans mon intelligence moins par 
une perception de l'oreille que par une 
mise en mouvement des veux, et la mé- 
moire me les fournit dans une image plu- 
tôt que dans un son. Est ce une infirmité 
démon optique individuelle ? Je ne sais, 
mais une langue, qui n'a pas son alpha- 
bet, ne tracera jamais dans mon esprit un 
sillon profondément creusé. J'ai toujours 
regretté que le latin et le français n'eus- 
sent point de caractères distincts, et le 
contre-sens commis par l'application des 
lettres arabes à l'orthographe du persan et 
du turc m'a fait de bonne heure renoncer 
à posséder les trois langues musulmanes. 
Je n'aurais jamais pu apprendre le zend 
ni dans le Manuel de Justi, ni dans la 
Grammaire de Hovelacque, parce que 
l'un et l'autre font usage de transcriptions. 
Les formes seules des lettres, avec la va- 
riété de leurs combinaisons et de leurs 
compositions, me rappellent les mots, 
comme on rattache les théorèmes à des 
ligures géométriques. 

La prononciation, qui a précédé l.'écri- 



ET L ISLAMISMK 



9 3 



tufe, mais qui, après s'être cristallisée en 
elle, n'a pas cessé de s'altérer par le jeu 
des organes et l'usure du langage, sera 
peut être enseignée par un professeur 
imbu de ces principes d'une manière un 
peu idéale et plus conforme aux lois de la 
phonétique qu'aux caprices de l'usage. 

Mais rassurez-vous : vous vous serez 
bien vite approprié la manière de pro- 
noncer et de s'exprimer usitée dans les 
milieux divers où vous serez appelés à 
vivre. Seulement, renseignés avec précision 
sur les conventions et les artifices, par 
lesquels la langue littéraire s'est déformée 
et abâtardie, vous vous arrêterez à temps 
sur la pente où vous risqueriez de glisser, 
et vous maintiendrez sans pédantisme vo- 
tre langage sur des hauteurs qui ne le 
rendront pas inaccessibles, mais qui feront 
rechercher voire société et respecter votre 
autorité par les indigènes bien élevés, par 
les Arabes instruits. 



L'étude du Coran, à laquelle nous al- 
lons nous livrer ensemble, sera pour vous 



94 



I-A SCIENCE DES RELIGIONS 



un levier puissant pour agir sur les mu- 
sulmans. Non seulement Je Coran est le 
modèle, le miracle •, que tous les écri- 
vains musulmans cherchent à imiter de 
loin dans leur style, mais encore ils en- 
châssent dans leurs productions tantôt une 
phrase du texte sacré, tantôt un mot dé- 
tache, tantôt une allusion discrète à un 
Passage qu'il faut avoir présent à la pen- 
sée pour ne point s'égarer dans l'interpré- 
tation. Les pièces officielles elles-mêmes 
n échappent pas à ce besoin qu'éprouve 
le musulman d'étaler son érudition spé- 
cale. Elle pénètre jusque dans la conver- 
sation, pour peu que l'on s'entretienne 
avec des personnages d'un certain rang 
La langue du Coran n'a t-elle pas envahi 
a la suite de la religion et de l'écriture, le' 
persan et le turc? 

Sans vouloir diminuer l'importance des 
études littéraires auxquelles je vous con- 
vie aux divers degrés de mon enseigne- 



i. Ibn Khalduûn, ProUgomènâ (.r. de Slsnel 
p. 194. 



ET I. ISLAMISME 




Le Puy. - 



mprjme 



ie de Marchessou fil: 



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